La croissance ne peut pas être verte

[Cet article est une traduction de Why growth can’t be green, de Jason Hickel. Merci à lui de m’avoir permis de le traduire et de le publier.]

Les signes avant-coureurs d’une catastrophe écologique sont maintenant partout. Au fil des dernières années, les journaux les plus sérieux, comme le Guardian et le New York Times, ont publié des articles alarmants sur la surexploitation des sols, la déforestation, l’effondrement des populations de poissons et d’insectes. Ces crises sont dues à la croissance économique globale, ainsi qu’à la consommation qui l’accompagne, qui détruisent l’écosystème terrestre et explosent les curseurs-clés de la planète, ceux que les scientifiques exhortent à respecter pour éviter de déclencher un effondrement.

Beaucoup de décideurs leur ont répondu en poussant vers ce que l’on appelle maintenant la « croissance verte ». Tout ce qu’on a à faire, disent-ils, est d’investir dans de nouvelles technologies, plus efficientes, et de pousser le monde dans la bonne direction ; et nous serons en mesure de continuer à croître tout en réduisant notre impact sur la nature – impact qui est déjà à un niveau non soutenable. En termes techniques, le but est d’arriver à un « découplage absolu » du PIB et de l’utilisation des ressources naturelles, selon la définition des Nations Unies.

Cela ressemble à une solution élégante à ce problème potentiellement catastrophique. Il n’y a qu’un souci : de nouvelles données suggèrent que la croissance verte (aussi connue sous le nom de développement durable) n’est pas la panacée que tout le monde espérait. En réalité, ce n’est même pas le début d’une solution.

La croissance verte est devenue un concept à la mode en 2012, à la conférence des Nations Unies sur le Développement Durable, à Rio de Janeiro. Lors des préparatifs de cette conférence, la Banque Mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’UNEP (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) ont toutes trois produit des rapports en faveur de la croissance verte. Aujourd’hui, c’est une pièce centrale des Objectifs de Développement durable des Nations Unies.

Mais la promesse du développement durable, finalement, semble plus basée sur un vœu pieux que sur la science. Depuis la conférence de Rio, trois études majeures, basées sur l’observation participante, sont arrivées à la même conclusion : même dans les meilleures conditions, le découplage absolu du PIB et des ressources naturelles n’est pas possible à l’échelle mondiale.

Une équipe de scientifiques dirigée par la chercheuse allemande Monika Dittrich a commencé à lever un doute dès 2012. L’équipe a utilisé un modèle informatique pour prédire l’utilisation globale des ressources naturelles si la croissance économique continue à son rythme actuel, environ 2 à 3% par an. Cette étude a déterminé que la consommation humaine des ressource naturelles (incluant le poisson, le bétail, les forêts, les métaux, les minéraux et les combustibles fossiles) augmenteraient, de 70 milliards de tonnes par an (en 2012), à 180 milliards de tonnes par an en 2050. Pour rappel, le niveau durable d’utilisation des ressources est d’environ 50 milliards de tonnes/an ; un cap que nous avons franchi en l’an 2000.

L’équipe allemande a ensuite réutilisé son modèle pour déterminer ce qui se passerait si tous les pays du monde, ensembles, adoptaient immédiatement les meilleures pratiques d’utilisation des ressources – une hypothèse extrêmement optimiste. Les résultats se sont améliorés ; mais restaient tout de même à 93 milliards de tonnes/an en 2050. C’est toujours beaucoup plus que ce que nous consommons aujourd’hui. Brûler toutes ces ressources est difficile à décrire comme un découplage absolu ou un développement « durable ».

En 2016, une deuxième équipe de scientifiques a vérifié une autre hypothèse, une hypothèse dans laquelle les pays du monde entier se mettraient d’accord pour aller plus loin que l’état de l’art en termes d’efficience. Dans leur meilleur scénario, les chercheurs imaginant une taxe carbone de 236 dollars la tonne – contre 50 dollars actuellement – ainsi que des innovations techniques en mesure de multiplier par deux le rendement de notre utilisation des ressources. Leur résultat fut presque exactement identique à celui de l’équipe de Dittrich. Dans ces conditions, avec une croissance de 3% par an, leur algorithme a déterminé une consommation de 95 milliards de tonnes en 2050. Toujours pas de découplage absolu.

Enfin, l’année dernière (en 2017), l’UNEP – qui était auparavant un grand défenseur de la théorie du développement durable – a contribué au débat. Ils ont testé un scénario dans lequel la taxe carbone monte à 537$ la tonne, ajouté une taxe sur l’extraction des ressources, et imaginé de rapides progrès technologiques, impulsés avec l’aide des gouvernements. Le résultat ? 132 milliards de tonnes en 2050. Ce résultat, pire encore que ceux des précédentes études, est dû au fait que l’UNEP a pris en compte l’ « effet rebond », où les améliorations du rendement des matières premières entraînent une baisse des prix, augmentant par là-même la demande, et annulant une bonne partie des économies de ressources.

Etude après étude, on retrouve les mêmes résultats. Les scientifiques commencent à réaliser qu’il y a des limites physiques au rendement que l’on peut atteindre. Bien sûr, nous pourrons probablement fabriquer des voitures, des iPhones et des gratte-ciels avec moins de ressources, mais nous ne pourrons pas les produire ex-nihilo. Peut-être que l’économie passera graduellement plus vers le tertiaire, comme l’éducation ou les cours de yoga, mais même les universités et les salles de gym ont besoin de matériel.

Lorsque nous aurons atteint les limites de rendement, toute croissance, aussi minime soit-elle, augmentera mathématiquement l’utilisation des ressources naturelles.

Ces problèmes jettent un froid sur tout le concept de développement durable, et nous demandent d’y repenser d’une manière radicalement différente. Les trois études citées plus haut étaient basées sur des curseurs placés d’une manière très optimistes. Nous ne sommes absolument pas sur le point d’instaurer une véritable taxe carbone globale, et certainement pas à 600 dollars/tonne ; d’autre part le rendement des ressources naturelles est, actuellement, sur une pente descendante. Et pourtant ces études nous indiquent que, même en faisant tout au mieux, le découple absolu du PIB et des ressources est un but inatteignable, et que nos problèmes environnementaux vont continuer d’empirer.

Empêcher cela demandera un changement radical de paradigme. Des taxes élevées, des innovations technologiques pourront nous aider, mais ne seront pas suffisantes. La seule chance réaliste que l’humanité aie pour éviter un effondrement écologique, serait d’imposer des quotas stricts sur l’utilisation des ressources, comme l’a récemment proposé l’économiste Daniel O’Neill. De tels quotas, imposés par les gouvernements nationaux ou par des traités internationaux, pourraient permettre d’éviter d’extraire plus de la Terre (et de l’eau) que la planète n’est capable de régénérer. Nous pourrions aussi laisser de côté le PIB en tant qu’indicateur de succès économique, et utiliser des mesures plus équilibrées, comme l’Indicateur de Progrès Véritable (IPV), qui prend en compte pollution et utilisation des ressources naturelles. Utiliser l’IPV nous aiderait à maximiser les résultats positifs socialement tout en minimisant notre impact écologique.

Dans tous les cas, la conclusion est évidente. A long terme, ramener notre civilisation à un niveau planétairement acceptable nous forcera à nous libérer de notre dépendance à la croissance – en commençant par les pays riches. Cela semble plus terrifiant que ça ne l’est réellement. En terminer avec la croissance ne veut pas dire arrêter toute activité économique – cela signifie simplement que l’année prochaine, nous ne produirons, et ne consommerons, pas plus que cette année. Cela signifie aussi de se détourner des secteurs particulièrement polluants et tout à fait inutiles à la vie humaine, comme la publicité, les déplacements pendulaires ou encore les produits à usage unique.

En finir avec la croissance ne veut pas pour autant dire que nos standards de vie doivent en pâtir. Notre planète fournit largement suffisamment pour nous tous ; mais ses ressources sont très inégalement réparties. Nous pourrions, dès aujourd’hui, améliorer la vie des gens rien qu’en partageant ce qui est disponible, sans ravager la Terre pour en avoir plus. Peut-être que la fin de la croissance sera synonyme de meilleurs services publics ? De revenu universel ? Ou peut-être d’une semaine de travail plus courte, permettant de diminuer la production sans augmenter le chômage. C’est le genre de politiques – celles-ci, et beaucoup d’autres – qui nous seront cruciales pour non seulement traverser le XXIème siècle, mais aussi s’y épanouir.

Cet article et la photo ont été publiées à l’origine dans Foreign Policy Magazine, en 2018.