Du mauvais côté de la barrière, ma seule expérience de la minorité

Cela fait un certain temps que je m’intéresse au féminisme, et cela fait un temps certain que je me déplace principalement à vélo.

Avant tout : je n’ai pas la prétention de comparer ici l’oppression infligée aux femmes par le patriarcat, ni aux racisé·e·s par le racisme endémique de notre société. Ce sont des choses incomparables et je le sais parce que des concerné·e·s me l’ont dit.

La nuance de taille est que mes problèmes de cycliste s’arrêtent dès lors que je descends de vélo. Une autre nuance de taille est que dans mon cas, si un jour je souffre de cet état de fait, je peux, moi, décider d’arrêter. Me déplacer à vélo n’est pas qui je suis, mais ce que je fais.

J’ai juste remarqué des similitudes sur la manière dont la société traite les un·e·s et les autres, spécifiquement sur l’occupation de l’espace public, le traitement médiatique des « faits divers », et la négation de l’expérience des concerné·e·s.

Petit à petit je me suis rendu compte que d’être cyliste était le seul aspect de ma vie où je peux faire l’expérience du côté non privilégié de la barrière. En tant qu’homme blanc cis hétéro, le reste du temps, je suis complètement privilégié et n’ai jamais fait l’expérience moi-même du racisme, du sexisme, du harcèlement ou encore de l’homophobie.

Mais en tant que cycliste, je suis du mauvais côté de la barrière ; du côté « anormal ». En tant que cycliste, on m’a souvent expliqué que si j’étais sérieux je prendrais ma voiture comme tout le monde.

On m’a souvent pressurisé à grands coups de moteur ou de serrage pour me faire comprendre que je ne suis pas à ma place sur la route. « Va sur la piste cyclable »/ »T’as rien à faire là »/ »Tu prends toute la place ». Le même genre de remarque qu’une femme qui tente de faire « un métier d’homme » se prend.

On m’a souvent expliqué à quel point tout est fait pour les cyclistes, à quel point c’est horrible d’être automobiliste quand ça va forcément être ta faute quand t’en auras écrasé un qui faisait n’importe quoi. « Les automobilistes souffrent aussi » !

Dans les médias, on peut souvent lire des faits divers au phrasé révélateur. « La victime ne portait pas de casque ». « Le cycliste n’avait pas de gilet rétro-réfléchissant ». « La jeune fille, légèrement vêtue, rentrait seule chez elle après une soirée arrosée », « Ce sont des garçons et des filles un peu idiots qui ont trop bu » Oui, bah tu l’as un peu cherché aussi, t’as vu comme t’étais habillé(e) ?

Ou encore, « Le cycliste a violemment heurté un camion » (un camionneur heurte violemment un cyliste ? non.) « Grivoiserie », « geste déplacé », plutôt qu' »agression sexuelle ».

Des gens qui ne sont pas montés sur un vélo depuis leur enfance t’expliqueront que les cyclistes, quand même, ils font n’importe quoi, ils sont suicidaires, jouent à la roulette russe. Tout comme ces hommes qui jugent ces femmes imprudentes, provoquantes. Tu l’as un peu cherché, vraiment.

Tandis que la plupart des femmes stressent pour leur intégrité physique dans la rue ou les transports, les cyclistes stressent pour la leur sur la route. La première chose que l’on m’a répondu la première fois que je me faisais cette réflexion, on m’a dit « oui enfin bon t’en fais un peu des caisses, un viol c’est quand même un peu plus traumatisant ». Passer quelques semaines à l’hôpital et plusieurs mois diminué parce qu’un automobiliste ne comptait pas perdre quinze secondes derrière un cycliste, c’est peut-être un peu traumatisant aussi.

Et de la même manière qu’un homme va aller expliquer à une femme comme son ressenti est faux et qu’elle exagère lorsqu’elle s’est « un peu » fait frotter dans le métro, des gens qui n’ont pas fait plus de vingt kilomètres de vélo au cours de l’année t’expliqueront comment tu sur-réagis quand le frottement d’un rétro sur ton cintre a failli t’envoyer au tapis, cent mètres avant un feu… rouge.